Un article publié dans la revue belge Tchak n°14 sortie en juin 2023 et toujours en vente chez les libraires indépendants ou en ligne.
Au Costa Rica, voici 25 ans, une vingtaine de femmes prennent leur destin en main en créant une filière de production de café. Quelques années plus tard, Illy, célèbre marque italienne, s’intéresse à leur histoire et commercialise leurs grains. Depuis, elles lui ont tourné le dos, préférant un « commerce juste ».
8 h du matin, devant l’auberge d’ASOMOBI. Au Costa Rica, les journées commencent tôt. Grand sourire de María-Isabel, venue nous chercher. Elle semble avoir la soixantaine, ce qui ne l’empêche pas de marcher d’un très bon pas sur la piste en argile rouge jonchée de cailloux. La pente est raide, la route serpente entre prairies et bosquets, un chien errant nous renifle. Dix minutes et quelques gouttes de sueur plus tard, nous entrons dans une petite propriété délimitée par des barrières en bois. Se dévoile une maison aux murs bleu ciel et au toit de tôle rouge qui surplombe une petite plantation de café. Devant la façade, quelques plans de canne à sucre. Notre hôte sort sa machette, nous en coupe un bout et nous invite à le mâchouiller. Il en sort un jus sucré et agréable.
Nous sommes dans le village de Biolley, à 200 kilomètres au sud-est de San José, la capitale du Costa Rica. María-Isabel fait partie d’une communauté de femmes devenues entrepreneuses et autonomes grâce au café. Toute une histoire. « Voici 25 ans, les hommes quittaient la campagne pour se rendre à la capitale, en quête d’un emploi, raconte-t-elle. D’autres se rendaient clandestinement aux États-Unis. Les femmes étaient laissées seules avec les enfants et de faibles revenus. Dix-neuf femmes de cette communauté rurale se sont alors réunies pour chercher des solutions. »
De leur initiative est née ASOMOBI, l’association de femmes organisées de Biolley. Depuis, grâce à leur engagement, leurs efforts et leur ténacité, elles ont pu recevoir le soutien financier et technique de donateurs nationaux et internationaux. Elles sont aujourd’hui 36 associées à œuvrer autour de deux activités maîtresses : la torréfaction du café cultivé par leurs familles, et le tourisme rural — un gîte a même été construit en 2002 — axé sur le café et le parc national de La Amistad jouxtant leur village.
« Ici, on est en agroforesterie »
María-Isabel est une des créatrices de cette association. Dans sa petite ferme se côtoient des vaches, des cultures, des arbres et des oiseaux. Une palette complétée par un dortoir, qui lui permet d’accueillir les touristes, principalement des étudiants réalisant un stage de volontariat et d’apprentissage de l’espagnol.
« Je suis arrivée au village de Biolley en 1982, explique María-Isabel. Je me suis mariée ici et j’ai trois filles. ASOMOBI a été ma motivation, car j’ai appris à me projeter pour atteindre des objectifs. Je suis une personne qui travaille dur, mais avant, je le faisais sans planification. Aujourd’hui, j’ai suivi des formations dans plusieurs domaines, j’ai été soutenue dans certains projets et j’ai pu rédiger certains documents que mes filles ont utilisés pour obtenir des bourses d’études. »
Dans sa petite ferme, pas de pesticides ni de fertilisants de synthèse. Des fertilisants organiques : fumier de poules sur copeaux de bois et compost de champignons. De la pyréthrine — un insecticide naturel — pour venir à bout, au printemps, des insectes dont les larves se nourrissent des racines des caféiers et des yuccas. Dans la petite propriété, poussent 2.000 plants de café au milieu desquels grandissent des arbres.
« Ici, on est en agroforesterie, indique María-Isabel. Ces arbres fournissent de l’ombre aux caféiers qui en ont besoin. Ils produiront du bois qui partira en ville pour cuisiner, et ses feuilles mortes viendront nourrir le sol. On a aussi des arbustes mûriers avec lesquels je fabrique du vin. Celles-ci nourrissent également les oiseaux. Au Costa Rica, c’est culturel de leur donner à manger. Non pas avec des graines, mais avec des fruits. »
Torréfier, une étape délicate
Les baies de café sont, elles, récoltées à la main. Seules celles de couleur rouge sont choisies, parce que bien mûres ; une première étape importante pour garantir le goût final du café. Chacune est composée de deux graines accolées, ou fèves, entourées d’un mucilage, lui-même recouvert d’une pulpe rouge et charnue. Elles sont trempées dans l’eau puis dépulpées mécaniquement pour séparer les grains de café de leur chair. Ceux-ci sont ensuite séchés à l’air libre sur des tables en filet abritées de la pluie par des tunnels (au Costa Rica, la pluviométrie est de 1.800 mm à 3.500 mm par an. En Belgique, elle est en moyenne à 800 mm) avant d’être chauffés gaz, à 60 °C, et triés sur tamis, les plus gros étant réservés aux cafés premium. Vient ensuite la torréfaction proprement dite, qui consiste en la cuisson du grain à température contrôlée, dans un tambour en rotation. Restent alors les ultimes étapes : moudre le grain, l’ensacher et l’expédier chez les clients.
C’est-là que la démarche de l’association prend tout son sens. Lorsque les grains de café sont exportés sur les marchés internationaux, cette torréfaction a lieu dans le ou les pays de destination, pour des raisons de conservation. Les femmes d’ASOMOBI voulaient toutefois créer de la valeur ajoutée, conserver un maximum de bénéfices et donc vendre leur café aux consommateurs locaux. Il leur fallait donc tout apprendre du processus de torréfaction, ce qui était loin d’être le cas au début de l’association. « Notre première tentative de torréfaction fut une catastrophe, s’exclame Ana Laura, une autre fondatrice. Le café goûtait le brûlé. Nous nous sommes alors tournées vers Grace Mena, une femme de renommée dans l’univers du café au Costa Rica. Et nous avons pu assister aux cours qu’elle donnait à San José. Nous avons appris qu’il fallait être bien formées et préparées avant de commencer quelle que négociation commerciale qu’il soit »
De fil en aiguille, l’association s’est structurée, organisée et a développé son expertise et ses filières, au point d’attirer de plus en plus la curiosité. C’était une première au Costa Rica que des femmes soient autant impliquées dans l’univers du café. À tel point qu’au début des années 2000, l’italien Illy, un des plus grands groupes d’importation, de torréfaction et de vente de café s’intéresse à leur communauté et souhaite importer sa production en Europe. Tentant pour une association partie de rien ! « Notre contact avec Illy, nous le devons au travail de Grace Mena. Elle a toujours soutenu le travail des femmes dans le monde du café. Elles y sont très présentes, ainsi que leurs familles, et pourtant invisibles. Nous avons commencé à livrer du café à Illy en 2004, se souvient Ana Laura. Il y avait beaucoup de café dans la région et ce n’était pas un problème de remplir un conteneur d’une vingtaine de tonnes. À l’époque, cette collaboration nous a aidées, car elle a créé un flux économique. »
De son côté, Illy mise sur l’image de ces femmes dans sa communication. Via la Ernesto Illy Foundation », la marque italienne finance et réalise A small section of the world, un film d’une heure dont la bande originale est composée, ni plus ni moins, par Alanis Morissette, la célèbre chanteuse. Sorti en 2014, il est diffusé sur les plateformes de vidéo à la demande et lors d’événements de sensibilisation à l’émancipation des femmes par la culture du café. Paradoxalement, c’est cette année-là que la collaboration s’arrête. « Il ne nous a pas été possible de collecter la quantité de café nécessaire à remplir un container, et le contrat a été rompu, se remémore Ana Laura. Sans regret ! Il y avait tellement d’intermédiaires qu’il ne nous restait plus qu’une faible part du prix auquel le café était vendu au consommateur final européen. »
De cette époque, il ne reste que le film et un grand poster dédicacé par tous les participants au tournage qui décore encore fièrement la salle à manger de l’association ; et, surtout, une expérience qui leur a permis d’affiner leur modèle. « L’idéal est de vendre en petites quantités et d’être davantage axés sur la qualité, pointe Ana Laura. Le marché de vente qui nous convient est un commerce juste, qui valorise le travail des femmes, dont l’identité ne se perd pas. Un commerce orienté vers des clients qui apprécient le travail d’une communauté organisée, où les femmes s’engagent pour la durabilité environnementale, sociale et économique. »
Une auberge a d’ailleurs été construite à côté des champs de café, pour accueillir les nombreux voyageurs curieux de découvrir cette association qui est devenue bien plus qu’une entreprise de café. Au fil du temps, de nombreuses femmes ont rejoint l’association et y ont développé d’autres services : produits de la ferme, artisanat, hôtellerie, restauration, visites touristiques, randonnées dans le parc national situé à quelques kilomètres, artisanat, etc. Autant d’activités dont le fil conducteur reste la sensibilisation, en témoignent de jeunes Américains en voyage scolaire : « Toute notre vision de la nourriture et du café que nous consommons a changé. Nous avons eu l’occasion de faire l’expérience de la cueillette des baies. Nous étions douze à travailler pendant une heure. Alors que nous terminions, elles nous ont informés que la quantité de café que nous avions recueillie valait seulement 4 $. »



Troisième boisson la plus bue au monde
Le biotope idéal pour cultiver le café ? La montagne et un sol au passé volcanique. Ajoutons-y des températures clémentes, pas de gel et de l’eau en suffisance… Et voilà, l’arbuste du genre botanique Coffea est au paradis. Ce jardin d’Eden, le café l’a trouvé au Costa Rica, depuis 1820.
Situé en Amérique centrale, ce pays à peine deux fois plus grand que la Belgique — mais où le coût de la vie n’est pas loin du nôtre — profite d’un climat tropical. À l’ouest, l’océan Pacifique, à l’est, l’océan Atlantique, au centre, une chaîne de montagnes constituées de volcans, certains anciens, d’autres encore actifs. Des forêts tropicales aussi, 6 % de la biodiversité mondiale et des parcs naturels qui occupent 25 % de la superficie du territoire. Bref, difficile de ne pas tomber sous le charme quand on aime la nature et le plein air, d’autant que le pays — surnommé la Suisse de l’Amérique centrale — est très stable politiquement parlant.
Au Costa Rica, le café se récolte d’octobre à décembre, à la fin de la saison des pluies. Cet arbuste a pour particularité d’étaler la maturité de ses fruits, petites baies rouges, contenant deux graines : les futurs grains de café. Récoltée verte (non mature), la baie fournit des graines qui donneront un goût très amer au café. Récoltée rouge (à maturité), la baie fera bénéficier d’un arôme doux et agréable au noble breuvage. Seule la récolte à la main permet ce tri. Les récoltants passent alors plusieurs fois prélever les baies sur les mêmes arbustes au cours de la saison. Dans les plantations où la récolte est mécanisée, les machines récoltent tout en une fois : les baies rouges et les baies vertes.
Le café ne pousse pas qu’au Costa Rica. Le genre botanique Coffea comprend plus de 130 espèces d’arbres et arbustes qui se déclinent en plus de 1.000 variétés différentes, qui s’adaptent bien à différents continents. Ainsi, le café pousse également en Amérique du Sud — notamment au Brésil, plus gros producteur de café au monde —, en Asie et bien sûr dans sa zone d’origine d’où il a été exporté dans les années 1.600 : l’Afrique centrale. Les deux espèces de caféier les plus connues sont Coffea arabica et Coffea canephora (dont on exploite la variété Robusta).
Aucun caféier ne résistant au gel, il ne pousse pas en Europe. Et pourtant, il est bu tout au long de la journée par les habitants du vieux continent. Son importation a débuté au XVIIe siècle comme produit de luxe, pour devenir aujourd’hui la boisson la plus bue au monde après l’eau et le thé. Le Belge n’y est pas pour rien, lui qui fait partie des dix plus grands buveurs de café de la planète.
Le marché mondial du café est tout aussi complexe que celui du blé, si pas plus : importateurs, distributeurs, grossistes, courtiers, torréfacteurs sont autant d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur final. Sans compter le personnel des multinationales qui sillonne les campagnes pour choisir les plantations.
Curieux : chez nous, le café est considéré comme de l’alcool et soumis à des accises. « Je vous mets au défi de vous rendre au port d’Anvers avec quelques billets et d’en revenir avec un sac de 300 kilos de café ; c’est mission impossible, vous seriez considéré au même titre qu’un trafiquant de drogue », nous a soufflé un torréfacteur artisanal belge.

